Dans un arrêt très attendu du 26 avril 2022, rendu en grande chambre, sur un cas (rare) de recours en annulation engagé par la Pologne, la CJUE déclare la conformité au droit de l’Union de l’article 17 de la directive 2019/790, relatif à la responsabilité des services de partage de contenus en ligne et qui impose notamment aux plateformes contributives de mettre en place des mesures raisonnables pour filtrer les contenus protégés par le droit d’auteur ou les droits voisins du droit d’auteur.

Mais la décision est sibylline et la recommandation formulée par la Cour implique une application au cas par cas qui laisse augurer une maîtrise progressive, au gré des contentieux.

 

Il faut dire que la disposition a connu un parcours chaotique et que la directive, dans son ensemble, apparaît presque comme une « miraculée », après plus de 2 ans de négociations. Aussi, le dispositif mis en place est relativement complexe. Les compromis s’y lisent facilement au travers des dix copieux paragraphes. Pour autant, le retour de l’opposabilité du droit doit être salué et il est heureux que la CJUE l’ait entendu ainsi (même si on n’imaginait pas qu’une telle disposition phare de la directive puisse être censurée).

 

Le droit antérieur à la directive plaçait les titulaires de droits dans une position de fragilité et même d’impuissance. On se souvient qu’à la faveur d’une jurisprudence extensive, certains acteurs du numérique ont pu, même si cela était contestable (v. en ce sens CSPLA, Rapport de la mission « Articulation des directives 2000/31 et 2001/29 », P. Sirinelli, J.-A. Benazeraf et A. Bensamoun, nov. 2015), bénéficier du régime de faveur impliquant une responsabilité conditionnée des hébergeurs au sens de l’article 14 de la directive 2000/31 du 18 juin 2000, sur le commerce électronique, dite « e-commerce ». Or, le système de notification mis en place par ce même texte, en cas de contenu illicite en vue d’en obtenir le retrait, combiné au rejet par la Cour de cassation du take and stay down (Cass. civ. 1re, 12 juill. 2012, n° 11-13.666, Sté Google France c/ Sté Bac films), impliquant la non-réapparition d’un contenu retiré, empêchait les titulaires de droits non seulement de conclure des licences avec les plateformes, mais encore d’exercer un quelconque contrôle sur les outils de filtrage pourtant volontairement mis en place par elles. L’article 17 de la directive avait donc pour objectif de rééquilibrer les relations, par la prise en compte de l’idée de partage de la valeur.

 

En substance, l’article 17 impose que les plateformes visées, comme YouTube par exemple, parce qu’elles ont un rôle actif, par l’organisation et la promotion des contenus téléversés par leurs utilisateurs, ne puissent plus bénéficier de l’exemption de responsabilité de la directive « e-commerce ». En outre, dans la mesure où elles réalisent des actes donnant prise au droit d’auteur ou aux droits voisins en permettant l’accès à une grande quantité d’œuvres et de contenus protégés, elles doivent, pour liciter ces actes, obtenir une autorisation et donc passer des licences avec les titulaires de droits, lesquelles auront pour conséquence – originale – de liciter les actes amont de téléversement des utilisateurs.

Mais ce retour à l’opposabilité du droit a pu paraître trop rigoureux. Aussi, la directive aménage un nouveau régime spécial de responsabilité. Le fournisseur de services peut s’exonérer en démontrant qu’il a réalisé ses « meilleurs efforts » (1) pour obtenir une autorisation auprès des titulaires de droits, (2) pour garantir l’indisponibilité des contenus pour lesquelles les titulaires de droits ont fourni les informations pertinentes et nécessaires et conformément aux exigences élevées du secteur en matière de diligence professionnelle et, (3) en tout état de cause, qu’il a agi promptement, en cas de notification, pour bloquer l’accès au contenu protégé et qu’il a fourni ses meilleurs efforts pour empêcher sa réapparition (take and stay down, ie retrait sans réapparition du contenu).

Le niveau de diligences exigé étant cependant apparu trop exigeant pour les « petits » acteurs, une gradation des obligations est prévue.

 

Si le dispositif a été très contesté, c’est parce que les outils de filtrage automatisé nécessaires à sa mise en œuvre peuvent bloquer des contenus couverts par une utilisation légitime (exception, contenu dans le domaine public ou autorisé), ce qu’interdit précisément l’article 17 §7 de la directive, afin de préserver les droits des utilisateurs et de ne pas entraver l’exercice de la liberté d’expression, garantie par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Dans l’arrêt du 26 avril 2022, la CJUE reconnaît dès lors la potentielle existence d’une limitation de l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information découlant de ce régime de responsabilité qui implique donc des mesures de blocage ex ante. Reste à savoir si la restriction répond aux exigences de l’article 52 §1 de la Charte des droits fondamentaux, qui impose que :

« Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».

La Cour estime qu’en l’espèce, le principe de proportionnalité est bien respecté dans la mesure où des « garanties » propres à assurer l’équilibre entre la protection du droit d’auteur et le droit à la liberté d’expression sont prévues par la directive, parmi lesquelles l’interdiction des mesures bloquant un contenu licite, la nécessité de préserver les exceptions, celle, imposée aux ayants droit, de fournir les informations pertinentes, l’exclusion de toute « obligation générale de surveillance », ce qui implique que les fournisseurs « ne sauraient être tenus de prévenir le téléversement et la mise à la disposition du public de contenus dont la constatation du caractère illicite nécessiterait, de leur part, une appréciation autonome du contenu au regard des informations fournies par les titulaires de droits ainsi que d’éventuelles exceptions et limitations au droit d’auteur », ou encore les garanties « de nature procédurale » (dispositif de plainte et recours, recours judiciaire et extra-judiciaire, prévus par la directive).

Néanmoins, la Cour pose également une sorte de hiérarchie, considérant que l’interdiction de blocage d’un contenu couvert par une utilisation légitime (art. 17 §7, al. 1er) constitue une obligation de résultat, alors que les obligations de « meilleurs efforts » imposées aux plateformes sont de moyens.

 

Reste que le mode d’emploi de cette conciliation exigée entre le droit de propriété intellectuelle et la liberté d’expression n’est pas fourni. Un traitement rapide, ex post, de la plainte d’un utilisateur pour faire valoir son droit à la suite du blocage d’un contenu téléversé est-il acceptable ? Est-il nécessaire, pour préserver notamment l’exception de parodie, de ne bloquer de manière automatisée que les téléversements qui portent manifestement atteinte au droit d’auteur, comme l’avait exigé la Commission européenne dans ses « Orientations relatives à l’article 17 de la directive 2019/790 sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique » (COM(2021) 288 final), prévues par l’article 17 §10 de la directive et publiées le 4 juin 2021 ? L’Avocat général Saugmandsgaard Øe, dans l’affaire qui retient notre attention, semblait se ranger à cette opinion, mais la Cour ne reprend pas l’argument, préférant rester dans le vague.

La démarche permet certes de valider, a priori, la transposition française, réalisée par l’ordonnance n° 2021-580 du 12 mai 2021 (prise en application de l’article 34 de la loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne, dite « DDADUE » du 3 décembre 2020), aux articles L. 137-1 et suivants pour le droit d’auteur et, en miroir, L. 219-1 et suivants pour les droits voisins. Le législateur français a en effet fait le choix d’une transposition particulièrement fidèle au texte européen et, en cela, il n’apporte aucune restriction de ce type à la faculté de blocage préventif des contenus. Mais, comme l’affirme la Cour, le raisonnement suivi en l’espèce « ne préjuge pas tout examen susceptible de porter, ultérieurement, sur l’examen des dispositions adoptées par les États membres aux fins de la transposition de cette directive ou des mesures déterminées par ces fournisseurs pour se conformer audit régime » (pt 71). En outre, le dispositif est nécessairement lié à l’état de la technique et du marché, en sorte qu’il est nécessaire de laisser à ces fournisseurs de services « le soin de déterminer les mesures concrètes à prendre pour atteindre le résultat visé, de telle sorte que ceux-ci peuvent choisir de mettre en place les mesures qui soient les mieux adaptées aux ressources et aux capacités dont ils disposent et qui soient compatibles avec les autres obligations et défis auxquels ils doivent faire face dans l’exercice de leur activité » (pt 75).

D’autres questions préjudicielles sont donc à prévoir pour connaître les contours exacts de ce nouveau régime.